Entre poésie, essais, romans, critiques d’art et autres formes d’écrits difficiles à faire rentrer dans des cases, l’œuvre de Bernard Noël représente une bonne centaine d’ouvrages sortis chez presque autant d’éditeurs. Et sans parler des nombreux articles qu’il a pu commettre. Ajoutez à cela une liste de prix (non exhaustive) inaugurée en 1967 par le Prix Antonin-Artaud pour « La Face de silence » puis le Grand prix de poésie de la Société des Gens de Lettres en 1983, le Grand prix national de poésie en 1992 et le Grand prix de poésie de l’Académie française en 2016, vous disposez de quelques indices quant à la profondeur littéraire de ce monsieur fort aimable et grisonnant qui reçoit en toute simplicité dans sa demeure campagnarde de Mauregny-en-Haye.
Bernard Noël est né en 1930 à Sainte-Geneviève-sur-Argence dans l’Aveyron. Il marque le milieu littéraire dès 1958 avec son deuxième recueil « Extraits du corps », examen des fonctionnements et dysfonctionnements organiques que la critique rapproche de l’œuvre de Georges Bataille et d’Antonin Artaud.
Il gardera ensuite le silence pendant près de 10 ans. « En grande partie à cause de l’Algérie. Quand j’ai compris que l’on torturait dans ma langue, je me suis tu. Pendant ce silence, pour vivre je rédigeais des articles d’encyclopédies et de dictionnaires. » Ce silence, il le brise avec fracas quand paraît, d’abord sous le nom d’emprunt d’Urbain d’Orlhac en 69 puis sous son vrai nom en 71, « Le château de Cène », qui lui vaut un procès pour outrages aux bonnes mœurs. Réduit à l’image d’un pornographe, Bernard Noël réagit ensuite en inaugurant une longue série de textes à caractère politique avec « L’outrage aux mots » dans lequel il donne naissance au principe de « sensure » et développe l’idée de la « castration mentale ».
Privation du sens
« Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage. Comme beaucoup, j’ai cru longtemps qu’il y avait d’un côté les pays autoritaires qui pratiquaient la censure et de l’autre, le monde libre. Mais cette “liberté“ est une blague. Quand le rideau de fer est tombé, j’ai mené quelques entretiens dans les pays de l’ancien bloc socialiste. Une ancienne syndicaliste et militante polonaise m’a dit ainsi : “ Le problème aujourd’hui, c’est qu’on ne sait plus qui est l’ennemi.“ La censure des régimes autoritaires réduit au silence, mais là où la censure est privation de parole, la « sensure » est privation de sens, ce qui est la forme la plus subtile de lavage de cerveau. »
Il y a une résistance dans la langue de Bernard Noël. Et la débauche de sexes et de fluides séminaux qui inondent « Le château de Cène » est à entendre comme un cri de révolte, quelque chose d’inacceptable qui refuse d’être privé, castré de ce caractère inacceptable.
Compagnonnage artistique
Bernard Noël pratique aussi avec bonheur le compagnonnage artistique. Une “pratique de l’amitié“ qui l’a mené à signer de très nombreux livres d’artistes à l’instar du « Livre de l’oubli » réalisé aux côtés du peintre Olivier Debré dont il était très proche, ainsi que « Le livre des morts », conçu en 2016 avec le peintre axonais Jean-Marc Brunet.
L’œuvre de Bernard Noël est en réalité si prolixe et s’aventure sur tant de domaines qu’il est difficile d’en dessiner les contours. On lui doit par exemple un « Dictionnaire de la Commune », sujet historique déjà développé dans « L’outrage aux mots » et dont il est un spécialiste. De son parcours littéraire, on retient généralement l’image du « poète », mais, avec un sourire en coin, il vous dira l’air de rien : « La poésie n’est sûrement pas ce qui m’intéresse le plus… ».