31 août-1er septembre 1944 : Le massacre du bois des Châssis
Que s’est-il passé au bois des Châssis entre le 31 août et le 1er septembre 1944 ? Pendant longtemps, un seul récit était connu : un groupe de soldats allemands en repli arrête et exécute un militaire américain en ces lieux, puis se sert de son uniforme pour tendre un piège aux Forces Françaises de l’Intérieur de Soissons.
La cérémonie d'inauguration du monument du Bois des Châssis le 2 septembre 1945
Une quarantaine de résistants tombent dans l’embuscade qui leur est tendue, et un brancardier des Assistants du Devoir National (A.D.N.) saute sur une mine le lendemain en venant porter secours aux blessés. A la lumière des archives départementales et britanniques désormais disponibles, une autre chronologie des évènements peut toutefois être écrite pour expliquer ce drame qui endeuilla la Libération de l’Aisne, et auquel ce monument rend hommage.
La vallée de l’Aisne théâtre du repli allemand
Le 27 août 1944, les premières avant-gardes alliées arrivent sur les routes de Villers-Cotterêts et de Château-Thierry tandis que l’hôtel de ville de Soissons est occupé par les Forces Françaises de l’Intérieur des capitaines Berger et Lepape : la Libération de l’Aisne est en marche. Rejoints par les blindés de la 3e division blindée US, les résistants achèvent de libérer Soissons et installent leur poste de commandement à l’hôtel de la Croix d’Or tandis que dans tout le sud de l’Aisne, les divisions d’infanterie américaines progressent également afin de réduire les poches de résistance de l’armée allemande qui pourraient se former.
Il est alors en effet primordial pour les forces allemandes en repli de ralentir au maximum la progression des forces alliées, souvent en se plaçant en embuscade sur des axes stratégiques avant de se replier et de détruire les ponts. C’est sans doute dans cette optique qu’une unité allemande encore inconnue à ce jour – probablement SS – décide durant la nuit du 30 au 31 août 1944 de se placer en bordure de la route nationale n° 31 pour y tendre une embuscade, d’après un rapport de la brigade de gendarmerie de Vic-sur-Aisne du 5 septembre 1944.
Dans ces jours qui marquent la Libération, les résistants brûlent aussi de passer à l’action, et dans la matinée du 31 août, un groupe de trois résistants de l’OCM-138 de Vic-sur-Aisne non armés, probablement décidés à rejoindre les F.F.I. cachés dans les carrières de Ressons-le-Long, gagnent la rive sud de l’Aisne entre Vic-sur-Aisne et Fontenoy à bord d’une barque pilotée par Michel Leblond de Berny-Rivière. Un membre de ce groupe, Georges Damy, semble même avoir déjà traversé la veille pour reconnaître le passage avant de revenir sur la rive nord. Seulement, entre temps, cette unité allemande inconnue s’est placée en embuscade sur le chemin qu’ils devaient emprunter : capturés, ils sont déchaussés afin de ne pouvoir s’échapper et révéler l’embuscade, puis semblent avoir été exécutés dans la journée. Ils s’appelaient :
Jacques BLIN (27 ans), commis du trésor
Georges DAMY (47 ans) dit Lucien, caviste
Pierre ROGER (23 ans), instituteur
Cette version s’appuie sur l’interrogatoire par les gendarmes de Vic-sur-Aisne de l’homme qui les fit traverser : Michel Leblond (16 ans), croisé avec les déclarations du Roger Carrier auprès de ces mêmes gendarmes. Ces résistants seraient ainsi les premières victimes du « Massacre du Bois des Châssis ». De même, il semblerait que Edouard Ricard (35 ans), pilote fluvial à Chassemy, qui se rendait à bicyclette à Jaulzy avec son épouse pour avoir des nouvelles de ses parents, fut capturé dans la matinée tandis que son épouse pu rebrousser chemin. Exécuté peu après, son corps sera laissé à la lisière du bois des Châssis.
Pendant que tombèrent probablement les premières victimes du bois des Châssis, l’enchaînement des évènements se préparait. En effet, à Soissons, soucieux de recueillir des renseignements, les forces alliées ont depuis plusieurs mois envoyé une mission secrète dans la région, dans le cadre du plan Sussex. Celle-ci est conduite par le capitaine Georges Emile Muller (29 ans) : résistant de longue date, parlant couramment l’allemand et l’anglais, il s’est évadé par l’Espagne en avril 1943 et après un passage par les prisons franquistes, devient en novembre agent du Bureau Central de Renseignement et d’Action (B.C.R.A.) de la France Libre à Alger. Après une formation commando en Grande-Bretagne, il se porte volontaire pour une mission en France occupée. Chef de la mission Murat destinée à opérer dans le Soissonnais, il est parachuté le 6 juillet 1944 à l’ouest de Compiègne, entre Fouilleuse et Epineuse, sous le pseudonyme de Gaston Marchand, mais faute de liaisons radio efficaces, il ne peut remettre les renseignements recueillis aux troupes américaines qu’à la libération de Soissons.
Le travail clandestin du capitaine Georges Muller dans Soissons occupé, désormais terminé, sa mission de recueillir des renseignements continue néanmoins, et d’après le rapport de mission de son opérateur radio Théodore Refanche conservé aux archives britanniques, c’est le 31 août 1944 dans l’après-midi, que le capitaine Georges Muller quitta la ville en direction de Vic-sur-Aisne pour une mission de renseignement, accompagné par le lieutenant Raymond Maxime Devillers (23 ans), qui connaît bien la vallée de l’Aisne pour avoir habité à Ressons-le-Long. Tous deux embarquent à bord d’une jeep pilotée par un chauffeur américain du Counter Intelligence Corps dont le nom n’est pas cité, mais qui pourrait être le Staff Sergeant John William Califf (26 ans).
Ce dernier, originaire de l’Illinois, s’engagea le 8 août 1942 dans l’US Army et suivi un entraînement au Fort Sherman avant de franchir l’Océan Atlantique en mars 1944. Débarqué en Normandie en juin au sein de la 1ère division d’infanterie US, il venait d’être promu Staff Sergeant au sein du 1st Counter Intelligence Corps Detachment de cette division au moment où il arriva dans l’Aisne, et s’était déjà distingué par son courage, ayant reçu la Bronze Star et la Purple Heart. Son rôle était celui d’un enquêteur de première ligne : lors d’une attaque, il lui revenait de suivre l’ennemi en retraite au plus près, afin de recueillir par tous les moyens les informations révélatrices abandonnées sur son passage. On a longtemps cru que ce dernier était tombé seul dans une embuscade, mais le rapport de Théodore Refanche offre aujourd’hui un nouvel éclairage sur la chronologie des évènements qui se sont déroulés ce jour-là.
Le Staff Sergeant John William Califf
A bord de la jeep pilotée par le Staff Sergeant John W. Califf, le capitaine Muller et le lieutenant Devillers prennent donc la route de Vic-sur-Aisne dans l’après-midi du 31 août 1944, mais tombent dans l’embuscade tendue par le groupe de soldats allemands camouflés en lisière du bois des Châssis, probablement épaulés de deux véhicules blindés. Les sièges de la jeep seront deux jours plus tard retrouvés criblés de balles et recouverts de sang. Quant aux corps, leurs lieux de découverte laissent à penser que le lieutenant Raymond Devillers fut sans doute tué au bord de la route, tandis que le capitaine Georges Muller, alias « Gaston Marchand » fut exécuté plus loin, à proximité du bois des Châssis, probablement après interrogatoire, car il avait emporté avec lui une serviette contenant tous les documents secrets de sa mission ainsi que des rapports de renseignements. Enfin, le Staff Sergeant John W. Califf semble avoir été fait prisonnier, contraint de retirer son uniforme et ensuite exécuté en bordure de la route.
Les résistants et les A.D.N. tombent dans le piège
Après avoir ôté son uniforme au Staff Sergeant John W. Califf, il semble que l’un des soldats allemands ait revêtu l’uniforme américain. Il se dirigea alors - très probablement avec la jeep - vers l’hôtel de la Croix d’Or à Soissons, poste de commandement des F.F.I. de la ville, afin de leur demander – dans un français approximatif – des renforts pour protéger les abords du pont de Vic-sur-Aisne que les Allemands pourraient faire sauter avant de se replier : le piège était tendu.
L’une des missions des F.F.I. au moment de la libération du département étant d’épauler de leur mieux la progression des forces alliées, de reconnaître le terrain, de les informer des difficultés qu’ils pourraient rencontrer et de couvrir les flancs de leur progression, la demande formulée par un sous-officier américain n’avait rien de surprenant en apparence, aussi la mission est approuvée. Une quarantaine de F.F.I. sont alors désignés pour rejoindre Vic-sur-Aisne et partent de la Caserne Gouraud à Soissons avec le camion de René Mailler. Arrivés près du Bois des Châssis, le camion tombe rapidement sous les tirs croisés d’au moins deux mitrailleuses en embuscade dans le bois. D’après les constatations des gendarmes, une mitrailleuse Hotchkiss fut retrouvée non loin du camion calciné, il semble donc que les F.F.I. aient tenté de résister, mais aient reçu plusieurs tirs d’armes automatiques et d’obus. Dès les premières minutes, quatre résistants sont ainsi tués au combat :
Jean ZUNINO (17 ans), bûcheron
Charles PEDRINI (18 ans), manœuvre
Florentin DEMARET (19 ans)
René MAILLIER (29 ans), entrepreneur de transport
Echoués sur le bas-côté droit de la route, les résistants à l’arrière du camion tentent de sortir et se mettre à l’abri dans les fossés, certains s’efforcent de ne plus bouger tandis que deux d’entre eux partent immédiatement à pied vers Soissons pour chercher du secours. Il semble alors que l’une des résistantes présente à bord du camion, Yvette Rousseaux (19 ans), manœuvrière de Crouy, ait été capturée par les soldats allemands puis exécutée ensuite.
Alertés dans la soirée par ces rescapés qui ont pu regagner Soissons, les F.F.I. de la ville décident de venir en aide au plus vite à leurs camarades, et les secouristes des Assistants du Devoir National (A.D.N.) de Mme Yvonne Basquin s’organisent dès 1 heure du matin pour se diriger en hâte sur la route de Compiègne et venir en aide aux blessés.
Trois ambulances de fortune des A.D.N. escortés par quatre F.F.I. prennent ainsi, au milieu de la nuit, la route de Vic-sur-Aisne. Après avoir pris la route, ils s’arrêtent à l’auberge Saint-Martin au niveau de Pontarcher, et sont mis en garde par Mme Ricard qui n’a pas vu revenir son mari et par M. et Mme Begne. En effet, si les soldats allemands qui ont tendu l’embuscade de la veille ont semble-t-il réussi à se replier vers 2 heures du matin et fait sauter le pont de Vic-sur-Aisne derrière eux, ils ont pris soin de piéger la route avec des mines. Une première ambulance conduite par le brancardier Jérôme Le Mao (45 ans) est alors envoyée en reconnaissance, mais dans le virage à proximité du bois des Châssis l’ambulance saute, blessant mortellement son conducteur et blessant grièvement Mme Demilly et M. Couturier qui étaient à bord.
Suivant de près les ambulances des A.D.N. et alertés par l’explosion de l’ambulance, les résistants de Ressons-le-Long qui arrivent sur les lieux ne peuvent que constater l’étendue du massacre qui a été commis la veille, tandis que les avant-gardes de l’armée américaine arrivent sur les lieux le lendemain.
Les lendemains du massacre
Le 2 septembre, accompagnés de Roger Carrier, chef des F.F.I. de Ressons-le-Long, les gendarmes de la brigade de Vic-sur-Aisne découvriront les corps de Jacques Blin, Pierre Roger et Lucien Damy à 200 mètres au sud de la route nationale n° 31, près du chemin communal qui va de la halte de Mainville à Ressons-le-Long, tandis que dans le bois adjacent sera découvert le corps d’Yvette Rousseaux. A 300 mètres à l’est de là, en lisière du bois des Châssis, les corps du capitaine Georges Muller et d’Edouard Ricard seront découverts également. Enfin, au bord de la route nationale n° 31 seront relevés les corps des F.F.I. Charles Pedrini, probablement de Florentin Demaret et de Jean Zunino, ce dernier se trouvant dans un champ parsemé de trous d’obus. Le corps de René Maillier semble avoir été retrouvé plus tard sans que l’on ait davantage d’informations.
Un dernier corps sera enfin retrouvé près de la Vache Noire, avenue de la Gare à Vic-sur-Aisne, celui d’André Leffondre (20 ans), membre du maquis FTP de Missy-aux-Bois, vraisemblablement exécuté par l’unité allemande présente au Bois des Châssis lors de son repli par Vic-sur-Aisne. A l’issue du conflit, toutes les victimes à l’exception d’Yvette Rousseaux seront reconnues « Morts pour la France ».
Le même jour, pleins de rancœur après la découverte du massacre, les résistants capturent trois soldats allemands exténués et endormis dans les bois de Montois. Malgré les tentatives du maire M. Thevenin et du curé du village l’abbé Gosset pour les dissuader, ils les fusillent dans la cour de l’école. Ces hommes, dernières victimes de la guerre à Ressons-le-Long, s’appelaient :
Unteroffizier Paul PILZ (24 ans)
Obergefreiter Ewald HINTZ (29 ans)
Obergefreiter Otto MÜLLER (21 ans).
Il semblerait également que deux prisonniers allemands aient été passés par les armes peu après, sans que plus d’informations soient connues sur les circonstances de leur mort : le gefreiter Kurt Egkert (21 ans) et l’unteroffizier Benno Lang (28 ans), déclarés comme morts vers Compiègne en août 1944. Enterrés dans la fosse commune du cimetière de Ressons-le-Long, ces cinq soldats reposent désormais côte à côte, au cimetière militaire allemand du fort de la Malmaison (Aisne).
Les tombes des soldats allemands fusillés à
Ressons-le-Long
La tombe du Staff Sergeant John
W. CALIFF au Epinal American
Cemetery
Le 7 septembre, deux corps seront enfin retrouvés au lieu-dit « Le Bois des Acacias » près de la halte de Ressons-le-Long : celui du lieutenant Raymond Devillers et celui du Staff Sergeant John W. Califf, vraisemblablement écrasé par les chenilles d’un char. La mort de ce dernier sera annoncée à ses parents par son commandant, le lieutenant-colonel Robert F. Evans, qui écrira à sa famille : « Il était l'un des hommes les plus remarquables du détachement du corps de contre-espionnage travaillant avec la Première division. Il était un chef d'équipe et l'un des hommes les plus appréciés du détachement ». D’abord inhumé au cimetière communal de Ressons-le-Long, le Staff Sergeant John W. Califf sera exhumé par l’armée américaine le 2 février 1945, et il repose aujourd’hui au sein du cimetière américain d’Epinal à Dinozé (Vosges), aux côtés de 5 251 autres soldats américains tombés au cours des combats de la Libération en 1944-1945.
La mémoire d’un lieu chargé d’histoire
Les Assistants du Devoir National de Soissons, les communes de Ressons-le-Long et Vic-sur-Aisne entreprirent rapidement d’ériger un monument en souvenir des victimes du massacre du bois des Châssis tombés pour la France au cours de la Libération, et c’est ainsi que ce monument vit le jour. Erigé sur un terrain donné par M. Camus, le monument est inauguré le 2 septembre 1945 en présence de M. Paul Thevenin, maire de Ressons-le-Long, de M. Pierre Marsaux, maire de Vic-sur-Aisne, de Mme Anne-Marie Canton-Bacara (1879-1958) des A.D.N. de Paris, et de Mme Yvonne Basquin (1903-2000), présidente des A.D.N. de Soissons. Chaque année, une cérémonie du souvenir a lieu le premier dimanche de septembre suivant la date anniversaire du massacre pour perpétuer le souvenir des hommes tombés dans cette embuscade et honorer leur mémoire.
Cérémonie d’inauguration du monument du Bois
des Châssis le 2 septembre 1945
Situé en bordure de la route nationale n° 31, l’emplacement d’origine du monument était cependant difficile d’accès et la circulation y est désormais plus dense qu’aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale. A l’occasion des 80 ans de l’inauguration du monument, afin de préserver et faire perdurer ce lieu et la mémoire qui y est attachée, le monument du bois des Châssis a été déplacé non loin de l’endroit où les corps du Staff Sergeant John Califf et du lieutenant Raymond Devillers furent retrouvés, en bordure de l’ancienne voie ferrée Compiègne-Soissons aujourd’hui devenue voie verte de la vallée de l’Aisne.