30 août 1914 : La 4e compagnie du 144e RI à la Cote 140
Encore sous le choc de la confrontation avec les armées allemandes sur les frontières, les armées françaises sont en pleine retraite alors que s’achève le mois d’août 1914.
Repliée dans l’Aisne, la 5e armée du général Lanrezac tente de faire face à la 2e armée allemande près de Guise avant de se replier couverte par les régiments du sud-ouest, dont le 144e régiment d’infanterie (RI) qui est sévèrement éprouvé près de Ribemont.
La bataille de Guise, prélude au repli
Au cœur de l’été 1914, les armées françaises tentent de faire face aux armées allemandes qui appliquent le plan Schlieffen à travers la Belgique et le nord de la France. Confrontées à Charleroi et Mons à la 1ère armée allemande du général von Kluck et à la 2e armée allemande du général von Bülow, la 5e armée française du général Lanrezac et le corps expéditionnaire britannique du maréchal French, qui forment l’aile gauche des forces alliées, ont été contraintes de se replier vers le sud sous une chaleur accablante. Isolée sur l’Oise, la 5e armée reçoit cependant l’ordre du général Joffre de lancer une offensive en direction de Saint-Quentin tout en livrant bataille sur l’Oise afin de permettre au corps expéditionnaire britannique de se replier en bon ordre vers Noyon. Ainsi les plans allemands seraient ralentis voire compromis, et les forces allemandes du secteur seraient attirées par cette menace et contraintes d’y faire face.
Au cœur de ce plan de bataille, un groupe d’hommes va retenir notre attention : ceux du 144e RI. Ce régiment, parti de la gare de Bordeaux-Bastide sous les ovations des Bordelais dans la soirée du 5 août 1914, était entré en Belgique le 22 août. Parmi eux la 4e compagnie du 1er bataillon, commandée par le capitaine Charles de Menditte, qui allait être au cœur des combats à Ribemont le 30 août, connut le baptême du feu et ses premiers morts au sud de Lobbes du 20 au 24 août 1914, sur les bords de la Sambre, puis le repli vers la France sous les tirs de l’artillerie allemande, jusqu’à atteindre Le Hérie-la-Viéville dans l’Aisne dans la soirée du 28 août 1914.
Dans les combats du 29 août
A l’aube du 29 août, alors que les autres corps d’armée composant la 5e armée française doivent faire face à la 2e armée allemande au nord, le 18e corps d’armée (CA) et en particulier la 35e division d’infanterie (DI) auquel appartient le 144e RI, a pour mission d’attaquer la 1ère armée allemande signalée vers Saint-Quentin. Après avoir franchi l’Oise à Ribemont et Séry-lès-Mézières à 6h du matin, des reconnaissances de cavalerie sont poussées sur la rive droite au nord et au sud de Saint-Quentin, afin de rechercher où se trouvent les troupes allemandes dans cette région. Eprouvée par sa participation aux combats de la veille et arrivée très tard dans la soirée du 28 août, la 35e division d’infanterie du général Exelmans se tient néanmoins prête dans le vallonnement entre Parpeville et la ferme Torcy à l’aube du 29 août, puis est placée en réserve près de Ribemont à 10h25.
Toutefois la situation évolue dans la matinée du 29 août : la 2e armée allemande a traversé l’Oise dans le secteur de Guise et la mission principale de la 5e armée est désormais de la repousser, non plus d’attaquer en direction de Saint-Quentin. Par conséquent, ne pouvant attaquer seul vers Saint-Quentin, le 18e CA se replie en fin d’après-midi et repasse l’Oise, tandis que la 35e DI est maintenue en réserve afin d’aider le reste de l’armée à faire face. Dès 14h, le 144e RI reçoit ainsi l’ordre de protéger l’artillerie de la 35e DI installée à la ferme Séru, tandis qu’un bataillon est envoyé en direction d’Origny-Sainte-Benoîte.
Toute la journée, les hommes du 144e RI écoutent ainsi les bruits de la bataille qui se joue sur la rive droite de l’Oise, avant d’aller cantonner à Pleine-Selve dans la soirée. A la fin de journée du 29 août, la 2e armée allemande s’est vue en grande partie contrainte au repli au nord de l’Oise et la bataille de Guise a comme prévu permis de ralentir sa progression, créant un contexte stratégique favorable à ce qui sera la bataille de la Marne, mais les troupes de la 5e armée sont éreintées.
Le repli du 30 août
Succès tactique d’un jour, la bataille de Guise a certes permis de bloquer l’avancée des armées allemandes, mais les troupes françaises restent en infériorité numérique et dès le 30 août, toujours isolée sur l’Oise, la 5e armée française est dans une situation périlleuse : face à elle la 2e armée allemande s’apprête à reprendre son effort vers le sud, mais elle peut désormais être soutenue à sa droite par la 1ère armée allemande qui, alertée par les combats de la veille, peut se rabattre en direction de Laon et interdire tout repli à la 5e armée française, même si cela doit fausser la manœuvre prévue par le haut-commandement de l’armée allemande. Dans la nuit du 29 au 30 août, le général Lanrezac prévoit alors que durant la journée du 30 août, les 1er, 3e et 10e corps d’armée devront achever de rejeter la 2e armée allemande sur la rive droite de l’Oise, tandis que le 18e CA devra à tout prix tenir la rive gauche face à la 1ère armée allemande à l’ouest.
A 6h25, le 144e RI porte un bataillon sur la Cote 140 face à Origny-Sainte-Benoîte et deux bataillons au sud-est de la ferme Séru, tandis que toute la 35e DI s’apprête à faire mouvement vers l’avant. Mais ces ordres sont vite abandonnés car à 7h du matin, le général Joffre ordonne à la 5e armée de se replier, jugeant la situation trop périlleuse. En conséquence la 35e DI revient sur ses positions de départ en vue de préparer le repli de l’armée. Seule unité reposée et capable de former l'arrière-garde du 18e CA éprouvé par les marches et les combats de la veille, la 35e DI va donc devoir faire face, et c’est ainsi que le 144e RI va se trouver dans la position peu enviable de devoir tenir la Cote 140 durant la journée du 30 août.
Un après-midi sous un déluge d’obus
Positionné depuis le début de la matinée en soutien d’un groupe de canons de 75 mm du 24e régiment d’artillerie à la ferme Séru, la 4e compagnie du 144e RI du capitaine de Menditte attend durant une partie de la matinée d’être engagée. Elle ignore alors qu’entre 10h et 11h, les troupes allemandes ont réussi, malgré les barricades et les tirs de l’artillerie française, à prendre d’assaut les ponts sur l’Oise qui n’avaient pas été détruits, menaçant directement le 18e CA et le repli de toute la 5e armée. A Origny-Sainte-Benoîte, en particulier, les Westphaliens de la 13. Infanterie-division du général vom dem Borne réussissent à prendre le village dans la matinée, tandis que la 13. Feldartillerie-brigade ouvre le feu depuis les hauteurs de Thenelles sur l’artillerie française située au sud-est d’Origny-Sainte-Benoîte, et par voie de conséquence sur les fantassins qui en assurent la protection rapprochée.
Ainsi, il est 11h quand le capitaine de Menditte et ses hommes reçoivent leur première salve d’obus à balles, sans doute envoyés par les canons de 7,7 cm du 2e groupe du Feldartillerie-regiment Nr. 22 ou du 1er groupe du Feldartillerie-regiment Nr. 58 qui leur font face. Le témoignage du capitaine de Menditte permet alors de se représenter l’intensité des tirs que ses hommes et lui subissent alors de la part des artilleurs westphaliens :
« J’étais avec Maigret au centre du dispositif, face au village de Lucy quand je fus rejoint par le colonel Dunal commandant le 24e d’Artillerie, qui venait contrôler mes dispositions. Nous causions à peine depuis une minute quand 6 coups de canon partirent derrière la crête dominant Lucy et 6 obus frappèrent le sol autour de nous. L’un d’eux passa tellement près de ma tête que mon képi fut emporté par le vent du projectile et que je fus renversé. Par miracle, personne ne fut atteint, le colonel et ses compagnons disparurent à bonne allure derrière la crête et je restai seul sur le terrain après avoir ramassé mon képi. Il était 11 heures quand cette salve arriva, cela nous promettait de l’agrément. Quelques instants après, les shrapnels commencèrent à tomber sur les groupes que j’avais placés. Le plus exposé était celui de Maigret, il ne broncha pas. Il n’en fut pas de même de certains autres qui reculèrent sans ordre et plus loin que ne le commandait la situation et le devoir militaire. J’allai les chercher pour les ramener et fus plutôt sec à l’égard des gradés qui les commandaient. Revenu à mon poste d’observation, j’aperçus à la lorgnette des mouvements de troupe dans la vallée. Les Allemands la traversaient et je vis passer successivement un bataillon d’infanterie, une compagnie de mitrailleuses et une batterie d’Artillerie. »
Aidés dans leurs tirs par une observation aérienne très active, les artilleurs allemands sont alors d’une redoutable efficacité, et elle ne fait que se renforcer quand le 1er groupe d’artillerie du Feldartillerie-regiment Nr. 22, après avoir traversé Origny-Sainte-Benoîte au trot, vient mettre ses pièces en batterie sur les hauteurs entre Origny-Sainte-Benoîte et la ferme de Courjumelles. Conjugués aux tirs des canons installés sur les hauteurs de Thenelles au nord-ouest de Lucy, c’est un tir croisé que les artilleurs westphaliens vont désormais offrir aux fantassins bordelais qui s’accrochent au terrain sous une chaleur harassante, ainsi que le témoigne le capitaine de Menditte dans ses carnets :
« A moins de 1 400 mètres, une batterie allemande se disposait à dételer. Sous une pluie de shrapnels, je déployai mes hommes et leur fis ouvrir le feu sur les Allemands, quelques chevaux tombèrent mais je ne pus empêcher la mise en batterie et au bout d’un instant, je voyais à la lorgnette les 6 trous noirs des 6 pièces braquées sur nous. […] Les hommes apeurés s’étaient tassés comme des moutons craignant l’orage. Aussi quand ils franchirent la crête, ils eurent de cruelles pertes et, affolés, vinrent se dissimuler derrière un mince taillis qui n’avait pas 25 mètres de côté mais qui offrait à l’ennemi un superbe point de repère pour régler son tir. J’essayai de faire sortir mes hommes de ce couvert que je sentais fatal, mes efforts furent vains. Eperdus, ils se coulèrent à plat ventre dans le taillis, se croyant sain et sauf parce qu’ils ne voyaient plus l’ennemi. Une trombe de fer et de feu s’abattit sur nous, deux batteries croisaient leur feu et l’effet de ces 12 canons à tir rapide fut terrifiant. Les obus arrivaient en rugissant, nous couvrant de balles, d’éclats, de terre, de débris de toutes sortes, ils fouillaient le boqueteau, brisant les arbres, coupant les membres et défonçant les poitrines des malheureux qui y étaient cachés. Le bruit formidable des explosions ne tarda pas à être couvert par les cris affreux des malheureux mutilés qui dressaient vers le ciel leurs moignons sanglants. »
Plusieurs bataillons français reculent alors vers Villers-le-Sec où ils s’accrochent au terrain toute la journée tandis que seul avec une poignée de survivants, le capitaine de Menditte s’accroche à la Cote 140, y laissant à la fin de journée 62 tués et blessés avant de se replier. Devant tenir pour permettre le repli des autres corps d’armée, les hommes du 18e CA se sont trouvés aux prises avec un corps d’armée allemand durant toute l’après-midi du 30 août, avant de se replier vers La Ferté-Chevresis. Dans la soirée, le général Lanrezac fera savoir à toutes ses troupes qu’elles doivent se retirer au sud de la Serre, un repli qui allait continuer ainsi jusqu’à la bataille de la Marne, et le 144e RI allait ensuite connaître les tranchées du Chemin de Dames…
Un projet mémoriel porté par des collégiens
Sur la Cote 140 dominant la vallée de l’Oise, aucun monument ni aucune plaque n’était là pour rappeler le drame qui s’était passé le 30 août 1914 pour les fantassins du 144e RI qui tombèrent sous les obus allemands. Le souvenir de ce combat meurtrier est resté méconnu dans toute la région. Si les soldats westphaliens de la 13. Infanterie-division qui furent tués le 30 août sont enterrés encore aujourd’hui dans le cimetière militaire allemand d’Origny-Sainte-Benoîte, les jeunes Poilus de la 4e compagnie du 144e RI "Morts pour la France" ce jour-là, ne figurent sur aucun monument, ni dans les registres des nécropoles de la région. La terre de la Cote 140 rend toujours régulièrement des éclats d’obus, des balles, mais les corps ont disparu à jamais. Ces soldats, morts pour la France lors des combats des 29 et 30 août 1914, avaient des noms, des familles, un métier, ils s’appelaient :
François Bonnaud, 28 ans, cultivateur à Lados (33)
Jean Courret, 26 ans, manœuvre à Bordeaux (33)
Jean Darricau, 26 ans, cultivateur à Caupenne (40)
Jean Desplat, 21 ans, manœuvre à Bordeaux (33)
Jean Ducom, 20 ans, surnuméraire des P.T.T. à Escource (40)
Jean Duranthon, 25 ans, emballeur à Bordeaux (33)
Jean Eyquem, 25 ans, botteleur à Sainte-Eulalie (33)
Jean Laborde, 22 ans, tailleur d'habits à Sanguinet (40)
Charles Lafitte, 22 ans, tourneur mécanicien à Bordeaux (33)
Pierre Lamarche, 22 ans, employé de commerce à Libourne (33)
Gustave Mas, 25 ans, boucher à Arbanats (33)
André de Miollis, 24 ans, étudiant en droit à Bordeaux (33)
François Pebarthe, 27 ans, employé des contributions indirectes au Bouscat (33)
Raphaël Rafal, 23 ans, tôlier fumiste à Bordeaux (33)
Clovis Torres, 22 ans, boulanger à Bègles (33)
Afin d’honorer leur mémoire, c’était un devoir pour les élèves du collège Antoine Nicolas de Condorcet de rappeler le souvenir de ces soldats disparus il y a cent ans sans laisser de trace, en exauçant ce vœu du capitaine Charles de Menditte écrit dans ses carnets : « Je voudrais voir s’élever une grande croix dressant vers le ciel ses deux bras étendus. Cet emblème de la douleur et du sacrifice serait vraiment à sa place sur cette crête où mes hommes ont été fauchés comme le blé mûr ».
C’est ainsi que les élèves de 3B de 2014/2015 ont réalisé un projet appelé « L'Œil du Tigre » pour le Centenaire de la 1ère Guerre mondiale. Ce projet d’œuvre mémorielle avait pour but de rendre hommage aux 62 soldats du 144e régiment d'infanterie venus de Bordeaux qui furent tués ou blessés lors du combat du 30 août 1914 sur la Cote 140. D’après leurs dessins, Monsieur Etienne Noël a réalisé ce monument pour rappeler le sacrifice de ces valeureux soldats. Pour leur rendre hommage et ne pas les oublier, les ramener à la lumière et leur offrir un lieu de recueillement, les Tigres ont souhaité que chaque année, le 2e vendredi de juin, une cérémonie soit organisée sur la Cote 140. Certains élèves de 3e, 4e, 5e et 6e y ont déjà participé par le collège ou l’école Padieu de Ribemont, et cette implication mémorielle continue aujourd’hui.
Dans le cadre des commémorations du 110e anniversaire de la Première Guerre mondiale, afin de valoriser cette histoire et mettre en lumière cette œuvre mémorielle portée par ces collégiens, une borne du réseau départemental « Aisne Terre de Mémoire » a été inaugurée en ce lieu le 14 juin 2024 à l’occasion du 10e anniversaire du projet « L’Œil du Tigre ».